LE JAPON, UNE SOURCE D’INSPIRATION POUR LE RAP
Le Japon n’a pas à rougir face au soft power des États-Unis. Les mangas, biens culturels produits sur le sol nippon, sont désormais consommés à l’échelle internationale. Ils ont permis à de nombreux occidentaux de découvrir (et bien souvent d’apprécier) la langue et les coutumes du pays du Soleil Levant. Les rappeurs non plus ne sont pas insensibles à la culture japonaise, si bien qu’ils l’intègrent de plus en plus fréquemment à leurs œuvres.
Rap et mangas, main dans la main
Les BD japonaises ont particulièrement bousculé l’imaginaire de ces artistes urbains. Apparus plus ou moins au même moment en France, rap et mangas ont connu un développement similaire. Avant que l’Hexagone ne devienne le deuxième pays consommateur de mangas et que le rap ne domine le marché musical francophone, ces deux cultures ont d’abord été ignorées puis ont fait l’objet de vives critiques médiatiques. L’une a été jugée, sous sa forme télévisée, trop violente par le CSA. L’autre fut qualifiée plus tard de « sous-culture d’analphabète ». Reliées par cette évolution commune, c’est tout naturellement qu’elles se sont mélangées.
Les premières références aux mangas dans le rap ont fleuries en 1990, lâchées assez timidement par des artistes tels que IAM et Doc Gynéco. Elles se sont ensuite multipliées et diversifiées. Aujourd’hui, de nombreux rappeurs sont connus pour évoquer régulièrement les mangas dans leurs morceaux. On compte parmi eux Orelsan, Nekfeu, Youv Dee, Luv Resval, Sheldon, Django, Vald ou encore Tengo John.
L’une des raisons qui pousse ces artistes à parler de mangas, c’est d’abord la volonté de dévoiler à leurs auditeurs les œuvres qui les ont marqués, avec lesquelles ils ont grandi et qui, pour certaines, les accompagnent encore aujourd’hui. Les mangas cités varient ainsi selon l’âge des rappeurs. Les artistes nés dans les années 70 ou 80 comme Alkpote et Booba vont mentionner Albator, Goldorak ou Saint Seiya, les animés en vogue à leur époque. Ceux nés dix ou vingt ans plus tard se tournent davantage vers les œuvres du Big Three. Orelsan, par exemple, décrit au détour de plusieurs références, notamment à One Piece, son adolescence grandement influencée par ces produits japonais (« J’ai regardé One Piece huit fois, les 460 épisodes » nous annonce-t-il fièrement dans le morceau 2010).
Les mangas sont également utilisés par les rappeurs qui souhaitent entretenir une certaine image calquée sur celle d’un personnage. L’exemple le plus parlant est celui de PNL qui, à travers la figure d’Eikichi Onizuka du manga GTO, appuient leur indépendance et leur attachement au quartier : « La street c’est fou, j’fais le tour de la ville #Onizuka » (tiré du morceau éponyme Onizuka). Nekfeu s’identifie quant à lui à Ken Kaneki de Tokyo Ghoul, avec lequel il partage aussi son prénom. Il apparait dans le clip de Fausse note du $-Crew avec le célèbre masque arboré par le personnage.
Les références aux mangas sont aussi utiles lorsqu’il s’agit de montrer sa technique et ses atouts. Les rappeurs se positionnent comme les héros de Shonen, combattants aguerris qui excellent dans leur art. S’engage alors un duel de puissance : c’est à celui qui fera les références les plus pointues ! De là naissent des morceaux bourrés de comparaisons à des personnages, à leurs armes ou encore à leurs techniques de combat, comme par exemple Sanji de Haristone et One Punch Man de 2Fingz (dans lequel le duo se targue d’être aussi efficace qu’un coup de poing de Saitama).
Pour toutes ces raisons, les mangas les plus cités dans le rap sont ceux avec un personnage principal marquant, dont les comparaisons à sa mentalité, sa puissance ou encore son charisme seront susceptibles de susciter une image dans l’esprit de l’auditeur. Les œuvres avec des univers riches et complexes qui se sont construits en plus d’une décennie (Dragon Ball, Naruto, One Piece, Hunter X Hunter) sont elles aussi prisées puisqu’elles permettent de faire des références plus variées et pointues. Les rappeurs peuvent choisir d’évoquer une relation entre des personnages (« Ils ont besoin d’olives comme Tom », clin d’œil à Olive et Tom dans le morceau du même nom d’Alpha Wann), des lieux fictifs (dans Fable, Django dit être « enveloppé dans la brume comme le village Kiri »), des antagonistes (« Au-d’ssus des cendres comme Pain » rappe Népal dans 150CC) ou encore des armes (comme la « Grande épée » de Guts, citée par Sheldon dans le morceau Speedrun).
Les références aux mangas ne s’arrêtent d’ailleurs pas aux textes. Certains albums ou EPs sont volontairement construits autour d’une allusion à une BD japonaise. Notons par exemple le nom du projet KKSHISENSE8 de Népal, référence plus ou moins explicite au sensei Kakashi, ou encore la pochette de l’album Dragon Rash sur laquelle Demi Portion apparait dessiné à la manière de Son Goku. Les clips aussi sont l’occasion pour les rappeurs de reprendre l’esthétisme de certains mangas. Dans celui d’Ils sont cool, Orelsan et Gringe interprètent des Chevaliers du Zodiaque.
Parfois, ce sont également les auditeurs qui entretiennent eux-même ce lien étroit entre rap et mangas. Certains réalisent des AMV (Anime Music Video) pour leurs morceaux préférés, ce qui donne lieu à des superpositions intéressantes. Celui de Avec toi d’Oboy créé par un auditeur à partir de l’anime Terror in Resonance a d’ailleurs été posté par le rappeur sur sa chaine YouTube en tant que lyrics vidéo. En parallèle, graphistes et autres artistes digitaux prennent eux aussi part au jeu en mélangeant dans leurs créations ces deux cultures. Certains redessinent des pochettes d’album en version manga, d’autres, comme Martin Facteur, réalisent les affiches de recherche des rappeurs à la manière de Eiichirō Oda.
Impossible non plus d’évoquer le mélange de ces cultures sans parler des rappeurs qui se mettent au doublage d’anime. Orelsan a prêté sa voix à Saitama dans la version française de One Punch Man et Médine joue le personnage de Shark dans l’anime Megalo Box. Une ultime preuve de la complicité entre ces deux univers !
La culture japonaise dans le rap : langue, sonorités, mythes et esthétisme
Les mangas ne sont pas la seule facette de la culture japonaise qui inspire les rappeurs. Ces derniers piochent également dans les sonorités, les traditions et l’imagerie nippone. Certains albums ne sont pas construits autour d’une référence manga mais autour d’un concept japonais. Il peut par exemple s’agir des kaijus, monstres japonais qui ont inspiré l’album Disizilla de Disiz, ou encore d’Omotesando, une grande avenue située dans l’arrondissement de Shibuya à Tokyo, qui a donné son nom à un album de IAM. Parfois aussi, les références à la culture japonaise se font dans le titre des morceaux. Lomepal nous livre ses réflexions nocturnes dans Oyasumi (Bonne nuit en japonais), Népal partage ses influences bouddhistes dans Daruma et Deen Burbigo kick sur Ojiisama. Plus discret, Luv Resval fait référence aux shinigamis, les divinités de la mort au Japon, dans le morceau Tout s’en va.
De nombreux clips ont également été tournés sur l’archipel : Rien d’spécial de Népal, Tchiki Tchiki de PNL, 9 Milli de Kekra (qui n’en n’est pas à son coup d’essai au Japon), Skateboard de Jewel Usain ou plus récemment Billet de 100 de JeanJass. Ambiance tokyoïte oblige, des mots ou phrases écrites en kanjis japonais accompagnent généralement les images.
La langue japonaise est elle aussi mise à l’honneur dans certains morceaux. On peut entendre dans le dernier projet d’Alpha Wann une voix féminine qui murmure régulièrement « don dada mixtape » avec un accent japonais. Nekfeu, lui, a invité la chanteuse nippone Crystal Kay à interpréter dans sa langue maternelle le refrain des morceaux Nekketsu et Pixels.
En vue de tous ces exemples, Japon et rap semblent vivre une parfaite histoire d’amour.
Une relation à sens unique
Cette relation n’est en réalité qu’à sens unique. De son côté, le Japon ne met nullement le rap à l’honneur. Au contraire, il semble hermétique à tout style musical qui ne s’adresse pas à l’ensemble de sa population. Seuls la J-pop et le J-rock se sont fait une place dans l’archipel. Alors forcément, quand le hip-hop, né aux États-Unis, a été introduit au Japon par Hiroshi Fujiwara, il n’a pas séduit les labels nippons. Ce style de musique ne rentre effectivement pas dans l’archétype de la musique japonaise. Son aspect anticonformiste ne plait guère. Le rap underground reste donc minoritaire au Japon. Seul le rap assagi et commercial, avec des paroles lisses, peut y connaitre le succès. Le lien entre rap et Japon semble donc voué à n’évoluer que dans un sens.