LE RAP OU L’ART DU STORYTELLING

LE RAP OU L’ART DU STORYTELLING

De par la place qu’il laisse aux mots, l’essence du rap a toujours été d’énoncer, de dépeindre, de narrer… Et lorsque certains artistes poussent ce genre musical basé sur le récit jusqu’au storytelling, ils offrent des morceaux particulièrement touchants et percutants. Que ce soit grâce au message délivré, aux sentiments partagés ou juste… à la beauté et la technicité du geste ! Mises en scènes, descriptions, appel à des personnages fictifs ou bien réels, débuts et fins remarquables… Décryptage de l’art du storytelling.

Histoires personnelles : plongée dans l’univers et la vie des rappeurs

Certains rappeurs utilisent le storytelling pour se confier de manière plus intime, parfois sur une période triste, voire sombre, de leur vie. Ils misent sur la sincérité et n’hésitent pas à se dévoiler sous leurs plus mauvais jours. Gringe a ainsi écrit Scanner, un morceau dans lequel il raconte le drame vécu par son frère devenu schizophrène après avoir consommé des drogues dures. À noter qu’il ne se contente pas d’une simple énumération chronologique de faits. Il s’implique dans le récit en commentant, souvent par l’utilisation d’un vocabulaire péjoratif, ses réactions au triste évènement.

Si j’te rejette, c’est qu’je me sens désœuvré, l’impuissance me pousse à mettre des œillères. Réaction d’lâche, j’suis désolé qu’tu puisses à peine compter sur ton seul frère

De même pour Orelsan qui raconte dans 50 Pourcents comment il s’est retrouvé être le père potentiel d’un enfant non désiré. Il opte pour une approche sincère, guère fantasmée, un brin fataliste (à l’image du nom de son album) et saupoudrée de ce qu’il faut d’autodérision (« On a eu des rapports, puis tu m’as quitté d’un commun désaccord » dit-il ironiquement). Coté storytelling, le morceau est construit comme un dialogue à sens unique. Orelsan s’adresse d’abord à la fille en question (« J’te déteste, peu importe les tests de paternité ») puis, à partir du troisième couplet, il interpelle directement l’enfant (« Petit, viens voir par ici ! Viens voir demi-papounet ! Je vais te raconter une belle histoire avant de t’endormir… »). Ses interlocuteurs ne sont incarnés que par des cris de bébés et une fausse voix féminine au ton exagéré.

Autre exemple et pas des moindres : le morceau Rue du paradis de Sinik, qui prend la forme d’un véritable échange entre le rappeur et son grand frère suicidé. Sinik incarne à la fois son moi de l’époque, un jeune meurtri par le décès de son frère et empli d’amertume à son égard, ainsi que son frère lui-même, qui explique les raisons qui l’ont poussé à s’ôter la vie. La force de ce storytelling tient donc au fait que Sinik dévoile ses propres pensées de manière intime et interprète également celles de son frère à la première personne. On peut imaginer, à l’intensité qu’il met dans sa voix, à quel point cet exercice a pu être difficile, mais aussi libérateur, pour lui.

Parfois aussi, le storytelling est mis au service d’un thème universel : l’amour. Beaucoup de rappeurs abordent leurs relations amoureuses de manière plus ou moins détournée, plus ou moins romancée. Luidji a par exemple dédié son premier album Tristesse Business : Saison 1 à l’une des femmes qu’il a aimées. Il évoque son caractère superficiel (notamment dans le morceau Gisèle Part. 4) mais aussi plusieurs étapes de leur relation : de la lassitude (Néons rouges) à la rupture (Système). Ne souhaitant pas révéler son nom, Luidji a fait le choix de la nommer Erzulie, en référence à la divinité vaudou de la beauté, du désir et de l’amour. Nekfeu utilise le même procédé de comparaison dans Galatée, morceau qui porte le nom d’une nymphe marine très convoitée dans la mythologie grecque et qui évoque une femme à la jalousie maladive. Plus récemment, Disiz a aussi sorti un album dans lequel il aborde les différentes facettes de L’Amour en se basant sur son expérience personnelle. L’objectif de ces rappeurs est de raconter leur vécu tout en faisant en sorte qu’il résonne chez l’auditoire. Certains faits sont ainsi exagérés, d’autres édulcorés.

Beaucoup l’ont montré, émouvoir par le biais du storytelling n’implique pas toujours le récit d’une histoire que les rappeurs ont eux-mêmes vécu.

Histoires fictives : engagement ou simple exercice technique ?

Dans la grande majorité des cas, le storytelling est en réalité basé sur des histoires et des personnages fictifs. Même si le rappeur les incarne avec le pronom je, il ne se confond pas avec eux. Le storytelling n’est ici qu’un prétexte pour laisser libre cours à leur imagination et leur technique d’écriture. Dans cette optique, le groupe IAM raconte le destin violent d’une bande de cinq potes dans Sombres manœuvres/manœuvres sombres, Oxmo Puccino et Booba se changent en trafiquants dans Pucc fiction, le duo Tandem interprète le procès d’un jeune homme noir dans les trois morceaux formant La trilogie et Laylow conte l’histoire d’une famille endettée, incarnant tour à tour le mari, la femme, leur fille adolescente et un huissier de justice, dans le morceau De bâtard. Cette dernière histoire nous est racontée comme un plan séquence au cinéma, les prises de parole des personnages s’enchainant sans transition. Dans tous ces exemples, les rappeurs utilisent de véritables procédés narratifs, allant jusqu’à l’utilisation de bruitages et de voix off pour faciliter l’immersion dans le récit.

En plus de témoigner d’une certaine maitrise de l’art de l’écriture, le storytelling est aussi utilisé dans certains cas pour évoquer, de manière plus ou moins neutre, des problématiques sociétales. Georgio aborde les violences conjugales en racontant le triste sort de Mama Rita et évoque la prostitution à travers l’histoire d’une femme russe dans le morceau Svetlana et Maïakovski. Orelsan nous sensibilise aux dérives de la mondialisation à travers l’exemple de La petite marchande de porte-clefs et dans Baise le monde.

À huit ans, elle a décroché son premier emploi ! Une sorte de garderie où on fabrique des shorts de foot, avec ses mains en forme de pieds à force de coudre, avec sa colonne vertébrale en forme de voûte 

L’artiste le plus engagé à travers le storytelling (et peut-être même de manière générale) reste tout de même Médine. Il s’attaque à des sujets sensibles et fait des références pointues à des personnages historiques et des évènements marquants. Dans L’homme qui répare les femmes, il se met à la place de Denis Mukwege, un médecin connu pour avoir soigné des femmes violées en République Démocratique du Congo. Le morceau Gaza Soccer Beach, lui, rend hommage aux quatre enfants tués sur une plage lors d’une opération militaire israélienne en juin 2014 alors qu’ils jouaient au football. Ce titre très intense est raconté à la manière d’un commentateur sportif passif décrivant la scène, si violente soit-elle, sans s’insurger.

Et comment parler de Médine sans évoquer également sa série Enfant du destin qui emmène les auditeurs en Birmanie, au Vietnam ou encore en Nouvelle-Calédonie, à travers les pas de Nour, Sou Han ou bien Ataï, afin de dépeindre les horreurs que certaines populations subissent. Le rappeur a également écrit un album nommé Storyteller. À travers ses morceaux, Médine utilise un vocabulaire et des images parfois dures. Il se sert du storytelling pour délivrer un message de fond et montrer son engagement dans l’éducation, la paix ou encore l’égalité.

Alors que ces histoires se racontent principalement à travers des mots, qu’en est-il des moyens additionnels mis en place par les rappeurs pour les partager ?

Les nouvelles dimensions du storytelling

En plus de l’image, déjà bien présente dans le rap, le storytelling investit de nouveaux formats. Beaucoup de rappeurs se tournent vers le 7e art pour donner une autre dimension à leur récit. Laylow a par exemple produit le court-métrage L’étrange histoire de Mr. Anderson afin d’introduire les personnages qui interviennent dans son album éponyme : Laylow lui-même, son alter égo Mr. Anderson, sa mère, le mystérieux Prestige et sa voix si distinctive, ou encore la sorcière. Véritable immersion sonore et visuelle, il offre un aperçu de l’univers fictif déployé tout au long de l’album. Les Casseurs Flowters en ont fait de même avec le film Comment c’est loin.

Sheldon a été encore plus loin avec son album concept Lune noire dans lequel on suit les aventures d’un jeune héros dans un décor de science-fiction. Pour accompagner son projet, le membre de la 75e session a frappé fort : appel à des illustrateurs, mise en place d’une exposition à la Galerie Floreal Belleville, lancement d’un jeu vidéo basé sur l’univers de l’album et accessible gratuitement, création d’une bande dessinée…

Lune Noire c’est une histoire, un disque, un roman graphique, un jeu vidéo, des clips. Mais c’est surtout l’expression d’un besoin d’évasion vers autre chose que notre réalité. Ici le rêve gouverne et l’imagination est la reine du bal… 

Conclusion

En conclusion, le storytelling revêt plusieurs formes. Alors qu’il a longtemps été dominé par le fond, on constate aujourd’hui l’importance croissante des visuels et de l’expérience sensorielle qui accompagnent les mots. En tout cas, une chose est sûre : les rappeurs ne cesseront jamais de jouer avec le réel et la fiction.

Léa

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